Le nom des Widmer par Fritz

Le nom de famille

par Fritz Widmer (1958)
Widmer est certainement un des patronymes les plus répandus de notre pays. Pour s’ en convaincre, il suffit d’ ouvrir un annuaire téléphonique, celui de 1958-1959, par exemple, qui donne, pour quelques localités, les nombres suivants d’ abonnés qui portent notre nom: Fribourg 5, Chaux-de-Fonds 7, Neuchâtel 9, Lugano 9, Genève 37, Lausanne 47, St-Gall 50, Lucerne 61, Bâle 118, Berne 168, Zurich 411.

Ajoutez les épouses et les enfants et les familles sans récepteur, et vous obtenez, pour Zurich seul, plus d’un millier de Widmer.

L’orthographe la plus fréquente est la nôtre: Widmer; puis viens celle de Wiedmer (à Berne 45, à Zurich 14); Witmer et Wittmer sont beaucoup plus rares.

Les Widmer et Wiedmer sont originaires de tous les cantons sauf Uri, Schwyz, Unterwald, le Tessin et les Grisons, soit 218 communes au total, parmi lesquelles 17 en romandie. Voici les cantons qui en comptent le plus: Appenzell 8, Neuchâtel 9, Soleure 10, Berne 14, St-Gall 18, Thurgovie 23, Lucerne 35, Argovie 41, Zurich 42.

Les Witmer et Wittmer ne sont originaires que de vingt communes, réparties dans les cantons d’Appenzell, d’Argovie, de Bâle, de Genève, de Lucerne, de Schaffhouse, de Soleure et de Zurich.

Dix communes ont des ressortissants avec « d », un ou deux « t ».

L’orthographe la plus phonétique selon la prononciation alémanique est Wettmer, qui apparaît en Appenzell.

Notre manière d’ écrire est plus conforme à l’ étymologie.

Les Widmer sont également répandus en Allemagne et en Alsace; l’ Autriche en a sans doute aussi, puisqu ‘ils fourmillent à sa frontière occidentale.

Pourquoi le patronyme Widmer est-il si fréquent? La principale raison, c’ est qu’ il se rapporte à une situation sociale très commune à l’ époque où il a vu le jour, soit au 13e siècle ou au temps de la fondation de la Confédération suisse. L’Eglise était alors très riche et possédait, en particulier, beaucoup de terres.

Les curés et les moines ne purent les exploiter seuls et firent appel à des colons.

Le bien d’ une église ou d’un Couvent s’ appelait en latin (c’ était la langue des ecclésiastiques) widum ou wittum et en moyen haut allemand wideme, widem.

Celui qui était le curateur ou le cultivateur d’un widem, les autres le désignant par le mot de widemer, widmer, le nom commun qui devint ensuite un nom propre de famille, comme une quantité d’ autres termes indiquant une profession tels que Schneider, Metzger, Weber, Gerber, Schmid, Fischer, etc, en allemand ou Pasteur, Berger, Bouvier, Favre, Faivre, Favrot, etc, en français.

L’ aisance et les capacités personnelles ont permis à plusieurs Widmer de s’ imposer à l’ attention des contemporains et de la postérité.

Il serait trop long de les citer tous et surtout d’ analyser leur caractères et leurs oeuvres. Je me limiterai donc à indiquer les différents domaines dans lesquels ils se sont distingués, me bornant à mentionner l’ un ou l’ autre nom.

Certains ont embrassé la carrière militaire. C’ est avant tout à l’ étranger qu’ils ont fait preuve de leurs prouesses: trois sont morts à la grande bataille de Marignan, en 1515, contre le roi François Ier. Plus de deux siècles plus tard, tandis que le Bâlois Isaak offrait ses services à la Péninsule ibérique, le Grison Jean-Baptise tournait ses yeux vers la France, où, après s’ être vaillamment comporté pendant la guerre de succession d’Espagne, il devint chevalier de St-Louis et commanda le régiment Wittmer. Le Soleurois Joseph, au contraire, officier dans les rangs des Alliés à la bataille de Zurich en 1799, porta ses armes contre notre voisine de l’ Ouest, puis il se mit aux gages de l’ Angleterre. Les radicaux furibonds Christan de Signau et le Lucernois Franz se contentèrent de guerroyer chez nous lors de l’ expédition des corps francs de 1845.

Après l’ échec de cette action illégale, Franz dut prendre la fuite. La dissolution du Sonderbund et l’ expulsion des Jésuites en 1848 lui permirent de rentrer dans son canton et d’y être élu député du Grand Conseil et du Conseil national.

Les Widmer, me reproche souvent mon épouse, ont un penchant trop prononcé pour le commandement. Aussi ne soyons pas surpris que plusieurs se lancèrent dans la politique. Au moyen âge et dans les temps modernes, l’ autorité locale satisfit l’ ambition des Widmer de Baden, des Lucernois Lüthold, Heinrich, Johannes-Jackob, Peter, du Soleurois Joseph, des Zurichois Ulrich, Johannes et Hans. D’ autres visèrent plus haut et furent, dans les deux derniers siècles, membres du Grand Conseil, tels l’Argovien Arthur et le Thurgovien Johannes-Ulrich.

Les appétits les plus insatiables briguèrent à la fois les sièges des assemblées législatives cantonale et fédérale; j’ ai nommé les deux Zurichois Jakob et Bernhard; le premier présida, en outre, le tir fédéral en 1872 et le second le Conseil de ville et une banque.

L’ activité politique du libéral conservateur thurgovien Johann-Conrad ne le porta pas dans les sphères gouvernementales, mais elle lui procura le poste de directeur du pénitencier de Zurich et n’ est, sans doute, pas étrangère à son succès comme fondateur de la « Rentenanstalt ».

La fonction, qui permettait le mieux à son titulaire de jouer au petit seigneur, était certainement celle de bailli: les Widmer s’y précipitèrent dès le 15e siècle. Citons l’Argovien Clewi, le Bâlois Isaak, les deux Schaffhousois Hans-Konrad, les Thurgoviens Balthazar et Léonhard, les Zurichois Ulrich et son fils Hans. En 1487, Ulrich eut, d’ autre part, l’ honneur de recevoir de l’ empereur d’ Allemagne Maximilien un diplôme d’ armoiries, daté de Bruxelles. La gloire n’ est pas sans danger, et le bailli qui exécute ou donne des ordres qui font beaucoup de mécontents, accumule les haines sur sa tête. Ulrich, à qui fut confié ce rôle dans six localités différentes, l’ apprit à ses dépens. Lors de la chute de Hans Waldmann en 1489, Ulrich se réfugia dans l’ église du Fraumünster. Les rancunes politiques sont tenaces, – ne le voit-on pas encore maintenant tous les jours? -.

Ses ennemis le poursuivirent jusque dans son asile sacré; ils le firent prisonnier et le décapitèrent, malgré ses quatre-vingt ans. Ce sort tragique inspira une pièce dramatique au poète zurichois Hans Weber.

Ce n’ est pas en Suisse, mais en Autriche, que le gouvernement s’ adressa à la haute compétence du St.Gallois Emile, pour collaborer à la réforme fiscale de ce pays, où il dirigea, de 1920 à 1928, l' »Oesterreichische Bodenkreditanstalt. »

La finance nous conduit à l’ industrie. Sous ce rapport, quelques Widmer percèrent dans la fabrication des tissus. L’Argovien Samuel, né en 1767, s’ établit, à vingt ans à Jouy (France), comme fabricant de toiles. Il inventa des machines pour l’ impression et une teinture verte. Il mourut à Paris en 1821, entouré de l’ estime de sa nouvelle patrie, qui l’ avait décoré du cordon de chevalier de la Légion d’ honneur. Au 19e siècle, le Zurichois Johann-Jakob, déjà cité comme député et qui commença sa carrière dans l’ enseignement, savait que la pédagogie mène à tout, à condition d’ en sortir; il se mit à produire des soieries à Horgen. Son compatriote et collègue, Caspar (1829-1913), fit de même et contribua au développement de l’ industrie textile en Suisse, en prenant part à la préparation des tarifs douaniers, à la législation sur les fabriques et à la statistique commerciale suisse. Les filateurs et les tisserands de notre pays lui témoignèrent leur confiance en le portant à la tête de leur société qu’ il présida pendant quinze ans. Il dirigea aussi l’ Association suisse des propriétaires de chaudières et fut maire de Gossau et promoteur principal du chemin de fer Wtzikon-Meilen.

D’ autres, en revanche, restèrent fidèles à l’ école primaire (le St.Gallois Joseph et le Thurgovien Johann-Jakob), secondaire ou supérieure et se firent connaître par leurs écrits sur les questions scolaires ou la matière de leur enseignement. Le Thurgovien Johannes, du Collège de Genève, est un critique d’ art écouté. Le St.Gallois Louis Wittmer, naturalisé de la cité de Calvin, professeur à l’Ecole des jeunes filles et privat-docent à l’ Université de Zurich, se consacre aux lettres et à l’ histoire. Au siècle passé, deux prêtres pédagogues, l’ un à Lucerne, l’ autre à Fribourg; le premier, Joseph, composa des ouvrages de philosophie et de théologie; le second, Caspar-Mauritz, des oeuvres d’ histoires locales ou ecclésiastique.

Plusieurs curés préfèrent se donner entièrement au sacerdoce et officièrent dans les cantons de Lucerne, de St.Gall, de Zoug et de Zurich. Le plus célèbre est le petit-fils Johannes du malheureux bailli Ulrich, dont il a été question. Chapelain du Grossmünster, procurateur épiscopal, il fut un adversaire résolu de Zwingli. Lors du colloque de 1523, il prit la défense du culte des images. Après l’ introduction de la Réforme à Zurich, il se retira à Zofingue. Le chanoine lucernois Jakob (16e – 17e siècle) fit le pèlerinage de Jérusalem avant d’ être professeur à Baden. Autre voyage en Terre Sainte vers la même époque: celui du chevalier zougois Kaspar, qui en rapporta des reliques données à l’ église de Meyerskappel. Le 19e siècle signale les deux St.Gallois Joseph-Anton et Aloïs; l’ un s’ acquit une renommée par ses romans et l’ autre comme confesseur. Pour terminer cette nomenclature cléricale, ajoutons le jésuite St.Gallois John-Augustin (1865-1923) et les deux abesses lucernoises Euphrosine (17e siècle) et Caecilia (19e siècle)

Les études de droit sont plus réalistes que celles de pédagogie et de théologie; elles servirent souvent et servent encore de tremplin pour conquérir un poste dans les tribunaux ou les conseils de la nation. Nous avons déjà énuméré nos juristes les plus éminents qui ont attiré l’ attention de leurs confrères ou de leurs concitoyens par leurs publications ou leur rôle politique.

Parmi les disciples d’Esculape sont arrivés à la notoriété le Bâlois du 18e siècle Isaak, l’Argovien contemporain Auguste-Henri, fondateur de cliniques à Lausanne, le Lucernois du 18e siècle Georg, privat-docent à Strassbourg et deux auteurs d’ écrits médicaux des temps actuels, le Bernois Charles et le Zurichois Hans.

Le Bernois Jakob est allé en Grèce pour se préparer aux fouilles archéologiques; depuis son retour, il s’ occupe de préhistoire et explore les anciens cimetières.

En chimie, on ne cite que l’ ingénieur Otmar, né en 1891, auteur de l’ étude partonymique des Widmer, qui, si je ne me trompe, habite à la Roschachstrasse 75, à Zurich et est professeur, probablement à l’Ecole polytechnique.

Les Widmer n’ ont pas brillé en peinture. Deux seuls noms: le dessinateur zougois des 16e et 17e siècles Hans-Melchior et l’ artiste bernois contemporain Hans de Holtingen, qui transféra successivement son atelier à Genève, à Brême, à Munich et à Paris.
L’ architecture parut être davantage de leur goût. Au 18e siècle appartiennent le St.Gallois Joseph-Engelhard, qui construisit l’ église d’Uznach et le Schaffousois Andreas, qui fut directeur des travaux publics de sa ville. Les plus remarquables sont deux contemporains: le Bâlois Alfred, qui érige les bâtiments industriels, et surtout le Bernois Friedrich. Celui-ci laisse les traces de ses conceptions dans différentes villes de Suisse et de l’ étranger: Zurich, Budapest, Soleure, Aarau, Bienne, Berne. Ses titres de gloire sont plusieurs maisons de banque, le Tribunal cantonal et le Schweizerhof à Berne, la Bibliothèque cantonale à Fribourg, l’ école de Zelgli et le bâtiment des postes à Aarau, le nouveau gymnase de Berne, les premières constructions en collaboration avec W. Bracher, la dernière avec celle de Daxelhofer.

Pas de musiciens notables chez les Widmer. En revanche, au 19e siècle, deux auteurs de chansons très populaires: le Bernois Christian, le fameux héros des corps francs, poète dialectal, qui compose « Niene geit’s so schön u lustig wie deheim im Emmental », et Leonhard de Meilen, où l’ on vient de lui ériger un monument, et qui écrivit les paroles de plusieurs chants traduits en français: « Schwyzerhüsli », « Wo Berge sich erheben », « Es lebt in jeder Schweizerbrust », « Cantique suisse ».

Christian était aussi rédacteur du « Wochenblatt des Emmental ». Méritent une mention deux autres journalistes: le premier du 19e siècle, Johann-Conrad, de la « Thurgauer Zeitung » et le second, né en 1889, l’Argovien Emil, de la « Solothurner Zeitung », poète, nouvelliste, conteur, essayiste, éditeur d’ une anthologie de la poésie lyrique suisse et traducteur de poèmes étrangers et du « Règne de l’ esprit malin » de Ramuz.

Signalons, enfin, dans les lettres contemporaines: le Bâlois Hermann, qui vit à Zurich, inventeur de la première machine à écrire portative, auteur d’un roman et d’un manuel de l’ invention; les Bernois Jakob et Gottfried, l’ un romancier et l’ autre traducteur d’ ouvrages arabes; le poète religieux et lyrique St.Gallois Beda et la poétesse lausannoise Mary Widmer-Currat, épouse du médecin précité Auguste-Henri, femme d’ esprit et de coeur, qui dirigea des oeuvres de secours pendant la guerre de 1914 à 1918.

Je m’ excuse de cette longue énumération, de ce défilé au pas de galop de personnes qui, sans être des étoiles de première grandeur, ont fait estimer et respecter notre nom de famille. Ce palmarès ne doit pas être pour nous un motif d’ orgueil. Ce qui fait la valeur d’un homme, ce n’ est pas la gloire de ceux qui l’ ont précédé et ont porté son patronyme, mais sa propre personnalité.

Parmi nos ancêtres, aucun ne s’ est mis en vedette. J’ exprime le voeu que la galerie que nous venons de parcourir ensemble soit un stimulant et fasse naître en l’ un ou l’ autre le désir et la volonté de la compléter par quelques descendant de Hans Widmer et de Lucia, née Lüdi, qui vivaient à Sumiswald au 16e siècle et sont nos aïeux connus les plus anciens.