Samuel Gerber

Les anabaptistes dans le Jura

Samuel Gerber
Revue « Intervalles », n°10, octobre 1984

Sur les hauteurs jurassiennes se trouvent de nombreuses exploitations agricoles bien entretenues et qui souvent sont gérées par des agriculteurs portant des patronymes alémaniques: Amstutz, Geiser, Gerber, Habegger, Lerch, Lehmann… Leurs familles, originaires de l’ Emmental, ont émigré voici quelques siècles pour trouver une nouvelle patrie dans le rude haut pays.

Le promeneur qui engage la conversation remarque qu’ils parlent encore un dialecte bernois originel, mâtiné de quelques expression françaises. Ceci est vrai surtout pour les gens d’un certain âge; les jeunes sont plutôt d’ expression française, le dialecte alémanique sétant pour eux une langue seconde.

Pourquoi leurs ancêtres se sont-ils expatriés? Pourquoi se sont-ils établi ici?

La plupart de ces familles sont anabaptistes. Avant la Réforme déjà, ces protestants avant la lettre, tout comme les Vaudois du Piémont, adeptes de Pierre Valdo, se référaient strictement aux textes bibliques et pratiquaient le baptême des seuls croyants, dit aussi baptême des adultes. Au XVIe siècle, un prêtre catholique hollandais, Menno Simons (1496-1559) quitta l’Eglise pour professer un christianisme évangélique, prêcher les Anabaptistes ayant survécu aux cruelles répressions qui suivirent la révolte des paysans en 1525 et reconstituer leurs communautés. Son influence fut d’ importance; elle est explicable par ses écrits et illustrée par le fait qu’en son honneur, les Anabaptistes prirent par la suite le nom de Mennonites. Cette dénomination est aujourd’hui acceptée dans le monde entier, partout où se trouvent des membres de cette église indépendante.

Ce n’ est cependant pas en Hollande, mais bien en Suisse, à Zurich et à l’ époque de la Réforme, qu’ils faut situer le berceau des communautés mennonites. Les responsables anabaptistes d’ alors, en particulier Felix Manz, Konrad Grebel et Georg dit Blaurock, étudiaient les Évangiles avec Ulrich Zwingli. Estimant insuffisantes les réformes prônées par ce dernier, ils s’ en séparèrent par la suite. Zwingli soumit ses propositions au Conseil de la ville, estimant qu’ il avait besoin des autorités pour assurer le succès de ses réformes: ils était prêtres et politiciens.

S’ ils étaient pour la plupart d’ accord d’ obéir à un pouvoir temporel, les Anabaptistes voulaient que non seulement la foi mais aussi les structures de l’ Etat trouvent leur justification dans la Bible. Le Nouveau testament – et surtout le Sermon sur la montagne (Matthieu 5 à 7) – leur paraissait déterminant. A la question du baptême vint s’ ajouter celle du serment qu’ils refusaient de prêter en vertu de l’ injonction: « Ne jurez point du tout » (Matthieu 5, 34). Le port de l’ épée soulevait également un grave problème de conscience. Ils refusaient le service militaire pour obéir aux commandements divins: « Tu ne tueras point » et « Aimez vos ennemis ». A ces divergences s’ ajoutait le fait que certains voulaient établir un « nouveau royaume chrétien » sans clergé ni redevances. Les autorités interdirent bientôt les mouvements voulant de grandes réformes et condamnèrent leurs adhérents à la prison et à la mort. Le premier martyr fut Félix Manz, noyé par le bourreau dans la Limmat le 5 janvier 1527. Pourchassés, les Anabaptistes zurichois durent se disperser dans toute la Suisse, en Allemagne, en Autriche et jusqu’ en Hollande. Ils trouvèrent refuge surtout dans l’ Emmental et l’ Oberland. Certains s’ établirent dans le sud du Jura: le Pont des Anabaptistes des Prés de Cortébert et la Petite église des chèvres au-dessus des Gorges du Pichoux nous le rappellent. A leur tour, les autorités bernoises persécutèrent durement les Anabaptistes. Plusieurs furent bannis, envoyés aux galères et certains, suppliciés, leurs biens souvent confisqués. Le dernier martyr bernois fut Hans Haslibacher, de Sumiswald, exécuté le 20 octobre 1571.

Enfin arriva l’ incroyable: alors que la Berne protestante poursuivait ceux de ses ressortissants qui souhaitaient des réformes plus poussées, le prince-évêque de Bâle les accepta dans son Etat qui comprenait tout le Jura jusqu ‘à Bienne. C’ est en terre catholique que les persécutés trouvèrent asile, aux conditions suivantes, rapportées par mes ancêtres:
– ils ne devaient pas s’ établir à moins de mille mètre d’ altitude
– ils devaient s’ abstenir de tout prosélytisme parmi les autochtones
– ils pouvaient conserver leur culte, leur langue, administrer leur église de manière autonome et prendre soin eux-même des veuves et des orphelins de leurs communautés.

L’ immigration eut lieu aux XVIe et XVIIE siècles. Il est vrai que ces nouveaux habitants durent parfois se heurter à l’ opposition de la population indigène. Des communes représentèrent plusieurs fois au prince-évêque que la présence de ces étrangers allait augmenter les fermages et donc rendre plus difficile les conditions d’existance de leurs propres ressortissants. Les propriétaires fonciers en revanche avaient des arguments opposés: les Anabaptistes étaient incontestablement utiles à l’ agriculture de montage puisqu’ ils défrichaient leurs domaines et les mettaient en valeur; de plus, il fallait apprécier leurs qualités de bons éleveurs de chevaux et de bétail. De nombreux documents attestent l’ existence de ces requêtes contradictoires que le souverain entendit volontiers, sans jamais cependant prononcer une seule expulsion. Le fait est, pour l’ époque, remarquable.

Voilà pourquoi aujourd’hui encore on trouve sur les hauteurs les descendants des immigrés d’ autrefois qui y sont établis depuis cinq à neuf générations. Le Jura est leur patrie, au sens le plus profond du terme. Le bilinguisme leur est cher. La langue allemande est le moyen de communication avec les autres communautés anabaptistes de Suisse et de l’ étranger. Comme le latin était la langue de l’Eglise catholique, l’ allemand est le lien culturel des Mennonites du monde entier. Le français est, dans le Jura, la langue utilisée dans les rapports avec la population pour le travail et le commerce. Autrefois, en plus, les anciens parlaient couramment le patois de la région. J’ entends encore mon père à qui on demandait pourquoi il préférait le parler local, répondre: « ç’a bé, djâser l’patois! »

La tradition orale que m’ ont rapportée mes ancêtres me permet de savoir comment, il y a trois siècles, ma famille a fui l’ Emmental. Les Anabaptistes n’ ont malheureusement laissé que peu de témoignages écrits, par crainte des poursuites et des persécutions qui sont restées gravées dans leurs mémoires. Ainsi, en 1815, l’ évêché de Bâle étant rattaché au canton de Berne, mes trisaïeux revendirent leurs biens pour être prêts à fuir… Et lorsque, jeune pasteur, je voulus établir la liste des membres de mon église, les plus âgés s’y opposèrent: »Cela jamais! Tu n’ écriras pas! Si les persécutions reprenaient… »

Au XVIe siècle, mes aïeux tiennent une ferme à Gohlgraben, près de Langnau. Comme les persécutions se font de plus en plus dures en pays bernois, ils vendent leur domaine et leur bétail. L’ argent est cousu dans leurs vêtements d’ épaisse mi-laine. Ils se mettent en route, par un jour de brouillard parait-il, le père d’ abord portant le Räf, sorte de hotte au sommet de laquelle il a placé la grosse Bible familiale, les enfants ensuite, à de petites distances, chacun avec son maigre bagage, la mère enfin. N’ emportant que le strict nécessaire, ils suivent le cours de l’Emme. Passant la frontière cantonale, ils arrivent en pays soleurois où ils sont déjà en sécurité. Ils gravissent le Weisenstein, atteignent Montoz. C’ est là, au Fülliloch (La Golatte), à quelque mille deux cents mètres d’ altitude, qu’ils se seraient établis, enfin à l’ abri de la chasse aux Anabaptistes qui avait libre cours en terre bernoise. Dans l’ évêché, ils peuvent vivre leur foi en toute liberté.

Qui connaît cette petite combe peut cependant imaginer que l’ existence n’y est pas facile, Un jour, ils apprennent qu ‘aux Franches-Montagnes, une belle et grande ferme sera vendue aux enchères. Ils s’y rendent donc et se mettent sur les rangs des acheteurs. Une fois le prix convenu, on leur demande: « Mais comment allez-vous payer? » Ils auraient alors décousu la doublure de leurs vestes et sorti l’ argent. Voilà ce que m’ ont raconté mon père et mon beau-père.

Comme nous sommes la huitième génération à vivre sur les hauteurs jurassiennes, que nous y avons cultivé et partiellement défriché nos terres, que les gens de ce pays nous sont chers, il est évident que notre patrie n’ est plus le lointain Emmental mais bien cette rude contrée où nous nous sentons chez nous.

Bien que la Suisse soit le berceau des Mennonites, nous n’y représentons qu’ une faible minorité. On compte quelque trois mille membres baptisés, dont la moitié environ vivent dans le canton du Jura et le Jura bernois. Au cours des décennies, beaucoup ont émigré à nouveau en France, aux Etats-Unis. Dans l’Ohio par exemple se trouve une communauté portant le nom de Sonnenberg (Mont-Soleil). La plus forte émigration eut lieu vers 1870, quand le service militaire fut décrété obligatoire.

Il y a actuellement en Suisse douze communautés organisées et administrées de manière autonome. Les problèmes de foi, d’ entraide, de mission et de publication d’ ouvrages sont traités en commun au sein de la Conférence de Mennonites suisses qui est en relation avec les communautés de France, d’ Allemagne, de Hollande et même des Etats-Unis. Dans le monde entier vivent environ sept mille membres baptisés.

Aujourd’hui, les Mennonites jurassiens vivent de nombreux changements culturels, économiques, structurels et politiques. La langue allemande perd progressivement son influence. Quelques communautés sont même entièrement de langue française, surtout dans les cantons de Neuchâtel, du Jura et en Franche-Comté. La même évolution est sensible dans le Jura bernois: dans la plupart des communautés, le culte est tenu en deux langues.

Alors qu’ il y a quarante ans, dans la région de Tramelan, environ 80% de nos adeptes étaient agriculteurs, ils ne sont plus que 25 à 30 %. Les domaines qui nécessitaient autrefois l’ aide de trois ou quatre personnes sont devenus, avec la mécanisation, des entreprises menées par un seul homme. Les autres membres de la famille travaillent dans l’ industrie ou se sont faits artisans. Les jeunes les plus doués fréquentent les écoles moyennes et l’ université. Ils étudient à Bienne, à Berne et souvent vont s’ établir ailleurs. La communauté se disperse et s’ étend. Il a fallu prévoir des salles de réunion dans les villages. Des communautés urbaines se sont même créées à Berne et à Bienne.

En politique, les Mennonites, autrefois souvent appelés les silencieux du pays, sont sortis de leur isolement. Beaucoup de fidèles ont accepté des charges publiques communales et cantonales.

Nos édifices religieux, salles et chapelles se trouvaient tous sur les hauteur (Jean Gui, Moron…). Lorsque je commençais à prêcher, voici quarante ans, les anciens prédisaient: « Tu verras, nos églises de montagne vont se vider! » Le contraire s’ est produit: les plus fidèles reviennent des villages assister au service divin. Mais l’ aspect de nos chapelles s’ est modifié. Là où jadis on pouvait souvent dénombrer jusqu’à cinquante chevaux qui amenaient les familles au culte, il faut aujourd’hui prévoir de nombreuses places de parc.

Parmi tous les changements amenés par le XXe siècle, il en est un que les anciens Mennonites n’ auraient jamais imaginé: nous nous sommes rapprochés des autres églises, assemblées et dénominations chrétiennes. Bien que n’ étant pas officiellement déclarés en faveur de l’ oecuménisme, nous le pratiquons là où nous vivons. Des relations spirituelles et fraternelles se sont créées, positives et fécondes.

Nous essayons toujours de nous appuyer sur l’Evangile. L’ idée maîtresse de Menno Simons est encore présente: « Personne ne peut poser d’ autre fondement que celui qui a été posé, lequel est Jésus-Christ » (I Corinthien3,11). Ainsi espérons-nous par la grâce de Dieu maintenir les communautés mennonites, petites églises indépendantes, malgré tous les bouleversements des temps modernes.